Chapitre 6 - L'effondrement d'un dogme (Johannes Kepler)

La rencontre a lieu dans le grand hall du château de Tycho Brahe à Benatek. L'impressionnant Tycho Brahe sert dans ses bras ce petit homme maigre et timide au nom de Johannes Kepler. En réalité, cela fait deux ans qu'ils se connaissent, mais par lettres interposées uniquement. Et de leur rencontre vont émerger quelques découvertes de toute première importance pour l'astronomie. Mais revenons un peu en arrière, en l'an 1571.

Le 27 décembre de cette année, Kepler naît dans une famille pauvre de Weil, en Souabe. Il n'aura pas une enfance très heureuse, vivant dans des conditions très modestes et souffrant toujours d'une maladie ou d'une autre. Sa grande chance aura été d'habiter dans le fief du duc de Wurtemberg. Celui-ci, très en avance sur son temps, a en effet décidé que tout enfant doué mérite une instruction adéquate. Il a donc créé un système de bourses d'études profitant aux enfants pauvres mais intelligents. Le jeune Kepler est l'un d'eux et il profite donc d'une bonne éducation.

Sa vocation pour l'astronomie est née, comme celle de son futur maître Tycho Brahe, d'une éclipse. Pour Johannes, ce sera une éclipse de Lune qu'il aura l'occasion de voir à l'âge de neuf ans. Depuis ce jour, la passion du ciel ne l'aura jamais vraiment quitté. Malgré ses éternels ennuis de santé, il réussira de brillantes études, notamment en faculté de théologie. Il n'aura d'ailleurs pas l'occasion de finir complètement celles-ci car il se voit offrir à l'âge de 23 ans déjà, un poste de professeur de mathématiques à l'université de Graz. A peine s'est-il installé à son poste qu'il se déclare déjà comme un partisan convaincu de Copernic. En cette fin de XVIème siècle, ce n'est pas vraiment le genre d'affirmation qui facilite le travail d'un savant mais ce n'est de loin pas cette déclaration qui causera le plus d'ennuis dans la vie de Kepler.

Système de Kepler La découverte qu'il considérera jusqu'à la fin de sa vie comme sa plus grande oeuvre, il la fera un an plus tard. En fait, c'est à ce moment, en juillet 1595, qu'il aura la première intuition. C'est en dessinant au tableau noir de sa classe un triangle inscrit dans un cercle et circonscrivant un autre cercle qu'il croit voir les orbites des planètes extérieures du système solaire tel qu'il était connu à l'époque: Jupiter et Saturne. Il se met à chercher une combinaison de cercles et de polygones parfaits ayant les mêmes rapports que les orbites des planètes. Comme il ne trouve pas, il essaie avec des sphères et des polyèdres parfaits. Après de nombreux tâtonnements, il arrive enfin à un résultat qui le satisfait. Dans son modèle, la sphère de Saturne entoure le cube qui lui-même entoure la sphère de Jupiter. Puis succèdent dans l'ordre: le tétraèdre, la sphère de Mars, le dodécaèdre, la sphère de la Terre, l'icosaèdre, la sphère de Vénus, l'octaèdre et pour finir la sphère de Mercure. Et au milieu de tout se trouve le Soleil, astre qui éclaire les planètes de sa lumière. La construction n'est malheureusement pas tout à fait parfaite et pour faire jouer l'imbrication, Kepler a été obligé de donner une épaisseur aux sphères, les planètes se déplaçant à l'intérieur de celle-ci. On sait aujourd'hui que c'est dû au fait que les orbites ne sont pas circulaires mais elliptiques. C'est Kepler lui-même qui découvrira cela, mais le mouvement circulaire est une telle institution qu'il n'osera que bien plus tard affirmer que le mouvement est elliptique.

Au début de sa carrière, ce n'est pas son nouveau système cosmique qui le rendra célèbre, mais ses prédictions astrologiques. En effet, il était du ressort du professeur de mathématiques de l'université, le mathematicus, de publier le calendrier avec les prédictions astrologiques. Comme Kepler prédit deux catastrophes, une vague de froid et une invasion turque, qui effectivement se réalisent, il bénéficie rapidement d'un certain respect de la population. En réalité, Johannes ne croit pas beaucoup en ses propres prédictions, mais il est convaincu que l'astrologie est une science à construire et qu'un jour elle sera exacte.

Bien qu'elle n'ait pas passé à la postérité comme une découverte majeure, la publication du système cosmique de Kepler, avec les sphères et polyèdres qui s'emboîtent, lui apportera énormément. En effet, Tycho Brahe, à la lecture du document, perçoit en lui le génie qui l'aidera dans son travail. C'est de cet intérêt que découlera la rencontre des deux hommes en février 1600. Brahe veut faire de Kepler un associé qui l'aidera à perfectionner sa théorie alors que Kepler veut principalement accéder aux observations de son nouveau maître pour prouver sa propre théorie.

Lorsque Kepler arrive au château de Benatek, le sujet à la mode est l'orbite de Mars. A ce moment, Longomontanus, un autre grand astronome de l'époque qui a été chargé de déterminer cette orbite vient de jeter l'éponge. Johannes Kepler prend donc à coeur de relever ce défi. Il y travaillera avec acharnement pendant plusieurs années, s'approchant parfois tout près de la réponse, lorsque enfin il se rend à l'évidence: l'orbite de Mars est elliptique. On a de la peine à comprendre aujourd'hui pourquoi il a fallu plusieurs années à un bon astronome pour trouver quelque chose qui en fin de compte à l'air si simple. Mais il faut absolument se remettre dans le contexte de l'époque. Le mouvement circulaire était tellement enraciné dans les esprits de l'époque que Kepler a dû mener une véritable guerre contre ses propres convictions. Et ce n'est que quand il a examiné toutes les autres possibilités qu'il s'est résigné à déclarer que l'orbite de Mars est elliptique. Pendant la recherche frénétique de cette orbite, Kepler a déjà trouvé un autre fait capital: la vitesse d'une planète dépend de son éloignement au Soleil. En quelques années, Kepler a donc détruit deux dogmes plus que millénaires: les planètes ne décrivent plus des cercles parfaits et ne se déplacent pas à vitesse uniforme. L'astronome allemand lègue ces deux découvertes à la postérité sous la forme de ce qu'on connaît aujourd'hui comme les deux premières lois de Kepler :

« 1. Les planètes décrivent autour du Soleil une ellipse dont le Soleil occupe l'un des foyers.

2. La vitesse angulaire de la planète est à chaque point de son orbite en raison inverse du carré de la distance au Soleil ; la vitesse croît lorsque la planète s'approche davantage du centre de son mouvement et décroît lorsqu'elle s'en éloigne. » (L'Homme et le cosmos, p. 68)

C'est donc véritablement tout le système antique de Ptolémée qui s'écroule et l'astronomie est enfin débarrassée d'un de ses plus grands fléaux: les épicycles. En effet, une fois l'obligation de l'orbite circulaire levée, plus rien n'oblige les théoriciens à introduire ces mécanismes complexes pour faire coïncider l'observation et la théorie. C'est un progrès formidable pour cette science. Mais Kepler n'en reste pas là. Il continue à observer et à essayer d'expliquer le monde qui l'entoure. Malheureusement, il perdra son poste à Prague en 1611 lors de l'abdication de son protecteur Rodolphe II. Jusqu'à la fin de sa vie, Kepler errera à travers l'Europe, ne trouvant nulle part une situation qui lui convienne. Mais Johannes n'est pas un homme qui se laisse abattre par les circonstances et en 1619, dans une situation difficile, il écrit son plus grand livre: L'Harmonie du monde. Il y résume les connaissances de son époque de toutes les branches du savoir, de l'astronomie à la musique en passant par les mathématiques et l'astrologie. Et c'est dans ce livre, profondément enfoui dans le cinquième tome, que se trouve ce qu'on connaît aujourd'hui en tant que troisième loi de Kepler :

« Les carrés des temps de révolutions sont entre eux comme les cubes de leur distance moyenne au Soleil. » (L'Homme et le cosmos, p. 70)

Dans ce livre, Kepler énonce une autre grande idée: le Soleil est un moteur qui émet des lignes de force qui font tourner les planètes. On reconnaît quasiment la loi de la gravitation de Newton. Malheureusement, il n'a jamais réussi à la formuler complètement et s'éteindra le 15 novembre 1630 à Ratisbonne.

Johannes Kepler était lui aussi un ces grands esprits très en avance sur son temps. Non seulement il a révolutionné l'astronomie, la débarrassant de ses épicycles et donnant à Newton le point de départ de sa loi de la gravitation universelle, mais il est aussi le fondateur de l'optique moderne en essayant de comprendre le principe de fonctionnement des lunettes. Comme son ancien maître Tycho Brahe, il a lui aussi laissé à la postérité des tables planétaires plus exactes que toutes les précédentes. Mais surtout, il est un des premiers à s'être vraiment intéressé à la cause des phénomènes. Il n'a pas à proprement parler modifié la place de la Terre dans l'univers, il a modifié l'univers dans l'ensemble et il a apporté plusieurs éléments pouvant prouver la théorie de Copernic. De plus, il a laissé à Newton tous les outils pour redéfinir la place de notre planète dans le cosmos.

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